Une rencontre sous les tropiques
Bonjour
Quel plaisir de voir JUNGLE EN MULTINATIONALE sur la même table que le dernier livre de Frédéric Beigbeder (Le DICTIONNAIRE) et de Miguel Bonnefoy (L’INVENTEUR)!
A l’invitation du Festival Ecritures des Amériques j’ai eu la chance d’accueillir les deux auteurs pour une petite soirée de questions/réponses suivie d’une séance de dédicaces. Deux personnages brillants. L’esprit français à son meilleur. Le tout sous un ciel d’alizé. Merci Christian, Corinne et tous les organisateurs pour cette petite fête.
JUNGLE EN MULTINATIONALE fait pas à pas son petit chemin. Ci-après, un chapitre choisi au hasard.
Bonne lecture et bonnes fêtes
JJ
Edith
Edith est la sœur de Jean. Au début des années quatre-vingt, c’était une habituée des Bains-douches et du Palace. Elle avait vite abandonné l’idée de faire Sciences-Po ou du droit pour les lumières et la gaîté de la nuit parisienne. A cette époque on rencontrait facilement les acteurs et les mannequins, les musiciens, les journalistes et les bons à rien. Il suffisait de devenir un habitué. Une jolie fille était toujours admise à entrer, même dans les lieux où il y avait les plus jolies filles qui soient. Paris était encore une destination pour la fête.
Son père n’imaginait pas qu’une fille puisse avoir sérieusement un métier. Elle s’occupait un peu du journal interne du groupe hôtelier familial et parfois des opérations de relations publiques qui étaient nécessaires au développement de leurs affaires.
C’était avant que son frère Jean ne s’installe aux commandes. Quand, progressivement, il s’était imposé, elle n’avait plus rien fait pour le Groupe. D’ailleurs, ses relations dans le milieu de la nuit et dans la presse avaient vieilli. Elles n’étaient plus d’aucune utilité.
Il restait de cette époque un témoin, son mari, André. Il a maintenant soixante ans et il est toujours aussi beau. Il avait posé autrefois pour des revues de mode. On l’avait vu souvent dans les magazines au cours des années quatre-vingt. Quoi de plus normal que d’être un ami de Saint-Laurent et de Gaultier quand on sort avec une jolie Edith qui est aussi l’une de leurs clientes. André avait un peu aidé Edith dans ses opérations de relations publiques. Il savait quel photographe choisir, quelle actrice, quel héritier il fallait inviter pour que l’évènement soit repris dans la presse.
André avait fini par se faire épouser, ce qui lui avait permis de ne plus s’inquiéter de l’avenir. Ils ont eu quatre enfants, qui ont aujourd’hui entre vingt-cinq et trente ans. Le fondateur du Groupe s’en trouvait rassuré. Sa fille avait au moins une relation stable et normale avec ce mari qui ne lui plaisait pas. Il l’appelait le Prince André car il avait une mère russe d’ascendance et bien qu’il n’ait jamais lu Tolstoï.
Edith et André se sont installés à la Muette, dans un vaste appartement familial. Leur vie est une vie de loisirs, tennis et piscine dans le bois, bridge, voyages. Ils ont peu de contacts avec le Fondateur, maintenant qu’il s’est retiré sur la Côte d’Azur. Ils voient Jean de loin en loin. Leurs enfants vivent leur vie. Ils les retrouvent encore de temps à autre dans leur maison de campagne au sud de Fontainebleau. Mais c’est de plus en plus rare.
Bien sûr, il y a aussi l’assemblée générale des actionnaires, chaque année. A cette occasion, le Fondateur vient habituellement à Paris. Il détient toujours 80% du Groupe qu’il a créé. C’est l’occasion pour Edith et André de se faire expliquer la marche des affaires. C’est aussi l’occasion de rencontrer les deux autres enfants du Fondateur. Leur mère, qui vit dans les Antilles, détient 20% du Groupe (assez scandaleusement selon André).
Jean est sur le gril à cette époque de l’année. Le Fondateur a la critique facile et les deux enfants d’Ingrid posent beaucoup de questions précises et difficiles, à la plus grande joie du Fondateur. André dit qu’ils préparent si bien l’assemblée qu’il n’a pas besoin de lire les documents avant la réunion. Il suffit d’écouter leurs nombreuses questions et les explications de Jean. Edith fait confiance à son frère. Il est sérieux et pas drôle du tout, mais elle pense qu’il s’occupe bien de leur patrimoine. Quant à sa femme, Elizabeth, elle est plutôt discrète et certainement capable de le seconder. Au fond, cela l’arrange bien de ne pas se poser de questions.
Bien qu’ils ne soient pas –encore- actionnaires, Edith et André reçoivent une confortable rémunération annuelle, au nom de fonctions floues de relations publiques qu’ils sont censés exercer pour le Groupe. En attendant de recevoir leur part d’héritage, et les dividendes de leurs futures actions. Ils ont toujours vécu ainsi, sans vraiment travailler, et ils comptent bien que leurs quatre enfants profiteront aussi de la manne du Groupe.
Ce soir ils vont au théâtre des Champs-Elysées. C’est un récital de piano : Rachmaninov et Scriabine. Des œuvres peu jouées. André a beaucoup de curiosité et des goûts musicaux éclectiques. Il est passé sans difficulté de la musique des discothèques de leur jeunesse à celle qu’il écoute en concert aujourd’hui. Il a déclaré à leurs enfants ne plus vouloir écouter de musique enregistrée, seulement de la musique vivante, comme il dit. Edith s’endort un peu lors des concerts. Elle préfère les séances de piscine dans le bois. Et leurs longues promenades dans la forêt de Fontainebleau.
Jean a prévu un concert lors de l’inauguration de son nouvel hôtel au Panthéon. André a conseillé la direction de la communication du Groupe pour le choix d’un court programme de musique de chambre. Mozart pour les actionnaires, les banquiers et les entreprises qui sont intervenues sur le chantier. Edith lui a fait remarquer que, pour une fois, il a été utile. Il a rétorqué que, pour une fois, son emploi en relations publiques n’était pas un emploi fictif. Il s’en est vanté auprès de leurs enfants. André a toujours eu ce caractère primesautier qui la ravit encore. Quand il discute avec leurs enfants, c’est toujours en riant.
Pendant le récital de piano, Edith pense. Heureusement, je l’ai rencontré. Que serait-il devenu sans moi ?
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