LA RUMEUR

Une nouvelle inédite à propos de la Corporate Jungle

Bonjour

Mon roman, JUNGLE EN MULTINATIONALE est en librairie depuis quelques jours. On le trouve aussi sur AMAZON, LA FNAC, etc… C’est l’histoire d’une querelle de famille au sein d’une entreprise pan européenne. Les actionnaires et les dirigeants ne se font pas de cadeaux! Ce qui n’empêche pas le romantisme des situations, parfois. Les grosses surprises aussi, au sein de cette famille très décomposée…

Aujourd’hui, sur le même thème de la rugosité des relations au sein d’un Corporate, je vous poste une courte nouvelle inédite, inspirée par une histoire vraie, qui a fait la une du magazine FORTUNE il y a quelques années. Il y a une leçon à en tirer. Je vous laisse choisir laquelle, selon votre tempérament et votre propre expérience

JJD.

 LA RUMEUR Jean-Jacques Dayries

C’était à Londres. On était en novembre. Le ciel était sombre et pluvieux depuis plusieurs jours. Particulièrement sinistre depuis ce matin. L’hiver déjà, qui allait durer si longtemps. La nuit qui tombe dès quatre heures de l’après-midi. Je n’aimais pas l’odeur de chien mouillé des manteaux, les chaussures trempées, les parapluies qu’il faut manœuvrer avec précaution et qui finissent toujours par vous arroser.

Autrefois, les gens aisés de province venaient à Londres l’hiver, faire la saison des fêtes et des spectacles, montrer leurs filles à marier, gérer leurs placements financiers. L’atmosphère devait être plus gaie. Aujourd’hui il semble que tout le monde travaille durement et s’engouffre dans le métro le soir venu pour de longs parcours vers les banlieues. Chaque fois que je venais à Londres l’hiver j’avais ce sentiment que le climat était triste et la vie austère. C’était très différent pendant l’été. La ville explosait de vivacité. Il était toujours agréable de se promener et de s’arrêter dans un pub ou un jardin public.

Le mouvement des affaires a son propre rythme. Nous n’avions pas le choix de la période. On était en novembre et nous avions une négociation difficile. La pluie martelait les grandes vitres de la salle de réunion et la nuit était tombée depuis longtemps. Les bureaux de nos avocats étaient à Mayfair, aménagés de façon très moderne, dans une de ces belles rues du cœur ancien de la ville, avec des boutiques luxueuses en pied d’immeuble. Chaque soir, mes associés américains de Continental Resources, mon collaborateur et moi avions une séance de synthèse. Les réunions de la journée étaient tendues et compliquées. Nous passions en revue tous les aspects de notre collaboration. Certains étaient satisfaisants. D’autres laissaient à désirer. Chacun pensant que c’était la faute de l’autre partenaire plutôt que la sienne. J’en étais venu parfois à douter de la droiture de l’autre partie. Une synthèse quotidienne était nécessaire avant de décider des étapes suivantes de nos discussions et bientôt peut-être du devenir même de notre collaboration.

En face, ils étaient trois. Joe, le directeur international de CR, un grand type en chemisette agressif et pressé, était le négociateur. Bob, le financier, jeune, un peu coincé, que je ne trouvais pas très malin, l’aidait de son mieux. Henry, l’homme de l’ingénierie, qui savait ce qu’on pouvait fabriquer ou non, un bon gros précis et timide, que tout le monde respectait. De notre côté, le directeur technique m’avait accompagné. Il s’appelait Martin Thinon, un Lyonnais solide et raisonnable. J’avais choisi ce partenariat avec CR et je devais donc tâcher de faire respecter nos accords malgré les changements incessants dans l’organisation de leur groupe, qui demandaient à chaque fois de s’adapter à des interlocuteurs nouveaux. Ma société est une entreprise familiale, je n’avais pas cette rotation effrénée des cadres. Je connaissais déjà Henry mais Joe et Bob étaient nouveaux dans leur dispositif. Avant notre séance de synthèse, Joe avait proposé de boire une bière et de se détendre un peu. Il pleuvait. Nous avons regardé la rue en bas de l’immeuble, les phares des voitures dans la pluie. Les petites lumières de signalisation des taxis. Les passants et leurs parapluies. Puis nous nous sommes assis dans le coin salon de la salle de réunion. Je buvais du thé. Personne n’avait envie de faire la conversation.

Soudain, Bob a montré un exemplaire du magazine Forbes sur la table. Avez-vous vu, dit-il l’article sur Hans Kemma et Elaine Wallace ? Bob, c’était un type qui devait apprendre par cœur Forbes, Fortune et la Harvard Business Review. Il a tenu à nous raconter l’histoire des deux héros de l’article. Kemma, c’était l’ancien président de l’American Steel and Mines. A quarante-deux ans, avec trois milliards de dollars de cashflow annuel et des projets de diversification dans les matériaux avancés. Le type était réputé pour son dynamisme incroyable. Il voulait montrer que les anciennes industries n’étaient pas fichues. Il avait recruté quelques whiz kids à Harvard et à Chicago, pour l’épauler. Je soufflais à mon collaborateur Thinon : cela veut dire des jeunes très brillants, c’est une expression familière. Dans la bande des jeunes cracks, il y avait Elaine Wallace. Elle avait vingt-huit ans et elle était déjà divorcée. Après avoir essayé sans succès de créer une boite de distribution de logiciels, elle était entrée à Harvard faire son MBA. D’après la photo dans l’article, c’est une grande brune, genre Angelina Jolie. Les personnes avec qui le journaliste s’est entretenu disent qu’elle avait une ambition incroyable et beaucoup de talent pour y arriver. Deux ans après son recrutement, elle était déjà membre du comité de direction en charge de la stratégie et des projets de diversification. Donc rattachée directement à Hans Kemma. Dans l’article, ils disent que les patrons de filiales et les administrateurs de la société étaient sidérés de voir l’importance qu’elle avait prise en si peu de temps. Kemma et Wallace passaient nécessairement beaucoup de temps ensemble. Ils voyageaient beaucoup. En trois ans ils ont acheté ou financé une dizaine de sociétés. Ils ont combattu une OPA majeure, pour le grand bien des actionnaires. Ils disent qu’il y a eu trois mois de bagarre non- stop, nuit et jour, pour contrer une tentative de contrôle d’American Steel and Mines. Pendant cette période les patrons des filiales se sentaient délaissés par le duo flamboyant. Les administrateurs ont réalisé petit à petit que les aventures médiatisées de Kemma et Wallace mobilisaient trop d’énergie. Il y a eu des remous au conseil d’administration. Certains souhaitaient une gestion plus calme et moins de prise de risque. Privilégier le court terme et moins de développements. Être mieux préparés en cas de nouvelle OPA.

Les méthodes dans notre pays, fit remarquer Joe, ne sont pas toujours élégantes. C’est ce qu’ils disent dans l’article, ajoutait Bob. Il y a eu des rumeurs. La femme de Kemma s’en est inquiétée. Surtout quand elle a vu Elaine en première page de Fortune, avec Kemma derrière elle qui avait l’air sur l’image d’être son petit chien. Tout cela n’était pas convenable pour une société très ancienne de l’Illinois. Le conseil d’administration a demandé le départ d’Elaine. Elle est partie avec un package énorme. C’est Kemma qui l’a négocié. Comme vous pouvez l’imaginer, Elaine s’est répandue dans la presse, en niant tout lien privé avec Kemma et en accusant la vieille aristocratie industrielle de ne pas accepter d’avoir des femmes brillantes à des postes de direction dans les grandes sociétés. J’avais l’impression que Bob avait appris l’article par cœur. Il tenait à tout raconter. Elle expliquait, dit-il, qu’elle avait reçu cent cinquante propositions d’embauche. Ce n’était peut-être pas vrai ! ajoutait-il avec peut-être une pointe d’envie. Finalement, elle s’est retrouvée chez Western Food, en charge de la diversification. Une boite qui fait des conserves alimentaires et des aliments pour animaux domestiques. C’était moins brillant. Surtout quand on a appris, quelque temps après, que le président de Western Food l’avait recrutée pour la publicité gratuite qu’elle leur apportait : à chaque fois qu’elle s’exprimait dans la presse, ils étaient cités.

Vous voyez, fit remarquer Joe, notre univers est impitoyable. Je suis sûr que ce n’est pas comme cela chez vous, en Europe ! Il faut qu’on travaille ce soir. Bon, quelle est la fin de cette histoire ? Je vais vous le dire. Deux ans après, Kemma a été viré. C’était au moment de la crise de la sidérurgie. Les actionnaires l’ont sanctionné. Ils lui ont donné un package énorme. Il aurait pu prendre une retraite dorée. Il a divorcé et il s’est remarié avec Elaine Wallace. Ils ont réuni leurs indemnités et ils ont monté une petite boite de conseil en investissement dans le Missouri. Elaine était originaire d’une petite ville du Missouri. Depuis, ils végètent. Tout le monde les a oubliés.

La leçon de l’article : voilà ce que c’est que de draguer le boss. Je pensais : la presse conservatrice au secours de la morale ! Une vieille tradition.

Soudain, Henry s’est levé. Il s’est retourné, et en deux pas il était près de la porte de la salle de conférence, visiblement furieux. Il est sorti en claquant la porte. Joe n’a pas tenté de le rattraper. Il s’est adressé à Bob : vous venez de faire une grosse bêtise. Son controller est une jeune femme ambitieuse et très capable. Ils forment une combinaison efficace car ils sont complémentaires. Henry est avant tout un technicien. Mais cela jase dans sa division. Il le sait certainement. Cette histoire n’était vraiment pas pour lui. Si vous allez vous excuser, ce sera pire. Il vaut mieux le laisser s’en remettre. C’est un type trop émotif pour être un vrai boss. Mais j’en ai besoin car c’est notre meilleur technicien. Demain, il se sera calmé et tout ira mieux.

Nous avons repris nos discussions sans Henry. Le lendemain, nous avons appris qu’il avait quitté son hôtel et qu’il était rentré aux Etats-Unis. Je n’ai jamais su si Bob avait fait exprès de déstabiliser Henry devant son boss. Peut-être que le jeune ambitieux qu’il était, avec son air faussement naïf, avait voulu gêner un plus ancien collaborateur, devant son patron, d’une façon redoutablement subtile, en profitant de cet article qu’il avait trop bien mémorisé ? Dans ce cas, Henry n’avait pas l’art de l’esquive, qui lui aurait permis de résister à une telle attaque personnelle. Savoir parer les coups, c’est indispensable dans ce monde brutal qui est le leur.

Je n’ai jamais revu Henry, que j’estimais beaucoup. J’ai seulement appris il y a quelques années qu’il avait mis fin à ses jours.

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Par Jean-Jacques Dayries

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